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Melting Pot et vin blanc doux
8 juillet 2014

Plan B

Il était à peu près six heures, et j’avais de bonnes chances de la trouver chez elle, encore qu’aucune certitude. Malgré ses quatre-vingt-douze ans, mon arrière-grand-mère avait toujours bon pied bon œil, et continuait à marcher dix kilomètres tous les jours, l’occasion pour elle d’aller saluer ceux de ses conscrits du village encore vivants mais qui moins chanceux qu’elle – ou moins opiniâtres – devaient désormais se contenter de regarder le monde par leurs fenêtres.  Il faut bien avouer qu’elle était ce qu’on appelle communément « un personnage », faisant l’admiration de ses contemporains, du médecin du village à la boulangère qui la saluait chaque matin d’un « comment elle va aujourd’hui ? ». Ca agaçait mamette qui pourtant répondait invariablement « comme un charme ».

Oui, elle se portait comme un charme, et malgré tout l’amour que je lui portais, il devenait chaque jour plus évident que l’héritage que j’espérais se ferait attendre encore quelques années. Elle était bien fichue de devenir centenaire, et à chacun de ses anniversaires me resservait le célèbre mot de Jeanne Calment « Je n’ai qu’une ride, et je suis assise dessus ». C’était faux, bien sûr, des rides elle en avait, mais superficielles. En dedans, elle était lisse comme une trentenaire, et semblait n’avoir toujours pas renoncé à son projet de jeunesse de parcourir à pied le Sichuan. Pourquoi spécialement le Sichuan ? lui avais-je demandé lors de son quatre-vingtième anniversaire. Elle était restée songeuse un moment.  Et pourquoi pas ? Tu sais bien que l’herbe est toujours plus verte ailleurs. Elle m’agaçait avec ses phrases toutes faites et les proverbes qu’elle citait d’abondance. Ses yeux, presque transparents d’usure,  s’étaient soudain allumés. « Tu sais, petite, c’est pour bientôt. J’ai demandé mon passeport à la mairie, et d’ici quelques mois…. »

Allons bon, elle commençait à perdre la tête….

Elle avait répondu à mon coup de sonnette. « Entre ! ».  Je l’avais trouvée dans le salon, en train de siroter une tasse de thé noir sur son canapé défoncé qui devait dater de la première guerre. Je m’étais assise à côté d’elle, le fondement sauvagement agressé par un ressort cassé. « Tu devrais en acheter un neuf, mamette, je te l’ai déjà dit mille fois ». Elle avait haussé les épaules. Mille fois elle m’avait répondu qu’elle rembourrait régulièrement avec de vieux journaux le coussin où elle s’asseyait, et qu’il ne lui en fallait pas plus.  Je n’avais pas insisté, mais il devenait évident que malgré ses bricolages, ce canapé allait finir par s’effondrer.

Je m’étais servi une tasse de thé, moi aussi, et je m’étais lancée. Les difficultés de la vie étudiante, l’absence de parents vers qui me tourner, les scrupules qui m’avaient jusque-là empêchée de lui demander de l’argent,  mais enfin, j’étais coincée, et si elle voulait… Elle avait levé sa main ouverte pour m’arrêter. J’en parlais à mon aise ! Elle m’avait rappelé qu’elle me versait une pension régulière depuis des années pour financer mes études,  que la vie était chère pour tous, et qu’elle avait, elle aussi, des projets. Elle n’allait tout de même pas invoquer cet hypothétique voyage pour me couper les ailes ?

Si. Elle m’avait répété que cette fois tout était prêt, elle n’attendait plus que son passeport et son visa pour se mettre en route. Sans doute, la Chine n’était plus ce qui l’avait attirée dans son jeune âge, mais rien ne la ferait renoncer au projet d’une vie, surtout quand celui-ci avait nécessité cinquante années d’économies, en anciens francs, puis en nouveaux, et depuis quelques années en euros. Elle avait économisé sou après sou, je n’avais qu’à faire de même, et elle ne soustrairait pas un centime aux trente mille euros qu’elle avait réussi à épargner. L’année de ses quatre-vingt-treize ans serait celle du flambage, et je devais m’estimer heureuse qu’elle ait souscrit une assurance pour financer le rapatriement de son cercueil – il n’était pas question pour elle de se décomposer ailleurs que dans le cimetière de son village.

J’étais atterrée. Mamette ne me laissait pas d’autre choix que de recourir au plan B, auquel je ne me résolvais pas de grand cœur. Avec un petit effort, dix mille euros, je me serais estimée heureuse, et elle aurait pu partir en Chine avec le reste. Tant pis. Je ferais ce que j’avais à faire, et profiterais sans remords de l’héritage qui m’était dû. Elle avait fini sa tasse de thé, j’allai à la cuisine lui en préparer une seconde, et en y mélangeant le sachet de digitale pilée que j’avais préparé à son intention, m’interrogeai furtivement sur l’origine de l’expression « bouillon de onze heures ». Sans doute signifiait-elle qu’on ne passerait pas la minuit. Je la laissai boire seule sur son coussin rembourré de journaux, prétextant l’inconfort pour filer sur le champ. Ne restait qu’à attendre le coup de téléphone du voisin qui passait la voir chaque soir vers neuf heures, et à jouer la surprise quand on m’annoncerait cette improbable défaillance cardiaque. De doutes ou de remords, point. Je n’assassinais pas mamette, j’anticipais –  si peu – une échéance fatale.

J’avais organisé des obsèques convenables, mais sans somptuosité. Après tout, mamette avait, elle l’avait prouvé, le sens de l’économie, et j’attendais avec impatience le rendez-vous chez le notaire. Dans l’intervalle, j’avais vidé l’appartement de mamette, vendu ce qui pouvait l’être, peu de choses en fait, et passé un coup de fil à Emaüs afin qu’ils viennent chercher les quelques meubles dont je n’avais pas l’usage : une armoire antique en bois sombre, une table, quelques chaises, et l’infâme canapé.

Le notaire avait été bref. Hormis quelques photos jaunies et ses meubles, mamette ne laissait  rien, pas même de quoi payer son enterrement. J’avais souri. Quelle blague ! Trente mille euros, c’était peut-être rien pour lui, mais pour moi…

Il avait haussé les sourcils derrière ses lunettes à double foyer. Trente mille euros ? Il fallait qu’il soient planqués en liquide chez elle, car elle n’avait pas même un compte en banque. J’avais sursauté comme sous la piqûre d’une guêpe. Il avait raison, mamette m’avait toujours remis en liquide les six-cent euros qu’elle me donnait chaque mois, mais chez elle, je n’avais rien trouvé ?

J’étais, comme la Perette de La Fontaine, grosjean comme devant, et en rentrant chez moi, hébétée, je réfléchissais intensément. Où avait-elle pu planquer son pactole ?

La réponse, je l’avais trouvée dans le journal local auquel elle était abonnée et qui arrivait désormais à mon adresse. Elle était là, en première page, sous une photo du canapé devant lequel trônait un quinquagénaire ventripotent à la figure bonasse. « Un chômeur de longue durée trouve trente mille euros dans un canapé acheté chez Emmaüs ». L’article expliquait longuement comment cet imbécile improductif avait trouvé les liasses de billets dans la housse du canapé qu’il avait désossé pour le nettoyer.  Juste avant de m’effondrer sur ma chaise, j’avais vu la figure pétillante de mamette me délivrer l’un de ces lieux communs dont elle était friande. Bien mal acquis...

 

 

 

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Commentaires
G
c'est de la fiction, j'espère ?!
Répondre
C
Jusqu'au bout! Que c'est bon!
Répondre
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