Aux vieux maîtres
Te souviens-tu, lecteur, de tes heures d’enfance ? De la saveur de Juillet, quand aux creux des siestes, Fenimore Cooper peuplait l’ombre des volets clos de mohicans sauvages, de cris gutturaux étouffés sous les frondaisons des étés indiens d’Amérique ? Te souviens tu des Aoûts brûlants, du camping à la mer, de la trêve de ces quinze jours où l’on pouvait s’asperger d’eau de vaisselle sale entre membres d’une même fratrie sans encourir les foudres de mères débordées ? Des heures du trajet de retour à la nuit, entassés à quatre sur la banquette de skaï dépourvue de ceintures de sécurité d’une Ami 6 surchargée qui embaumait le thym et la lavande cueillis au bord des routes, du camion indoublable qui contraignait papa à conduire bien en dessous de ses rêves de Fangio, et du hiatus de Sisteron, qui signait le retour de paysages humides ? Te souviens tu de l’excitation qui te gagnait, au premier réveil dans ton lit, à l’idée que c’était bientôt l’école ?
De l’immuable rituel : « elle a encore grandi, qu’est-ce que je vais lui mettre ? », du rêve secret, toujours renouvelé et jamais assouvi d’un stylo quatre couleurs ?
Et puis enfin, le grand jour était là, et les parfums changeaient, abruptement. Le préau de l’école, les chaussettes et les chaussures neuves, trop chaudes pour cette fin d’été, les marronniers de la cour, familiers pourtant, mais qu’il fallait réapprivoiser d’une caresse furtive, la distribution des cahiers sous la férule d’un nouveau maître, beau comme on se l’était rêvé, la nouvelle classe, ornée de frises historiques aux personnages habillés de couleurs mitées par les siècles passés au mur, l’odeur d’amandes amères de la colle blanche, et, enfin, la distribution des porte-plumes et des plumes neuves, suivie du premier remplissage des encriers vierges de toute boulette de buvard ; et le premier essai, la première date tracée sans pâté, en arabesques capitales, Lundi 3 Septembre 1971.
J’avais un nouveau maître, féru d’histoire et de vocabulaire, adepte de la dictée hebdomadaire, de la rédaction du vendredi matin, des leçons de choses illustrées de bocaux de formol, d’herbiers et de fossiles. J’en tombai amoureuse sur le champ. Pierre Bovet, fils de paysan, devenu instituteur sous la contrainte de son père, alors qu’il avait rêvé de passer sa vie au cul des vaches, libre comme l’air, fut pour moi le maître inoubliable, celui qui faisait luire les ors du roi soleil, savait capturer les grenouilles, n’imposait nul sujet aux rédactions, et que j’allais, luxe suprême, garder deux ans avant de rejoindre les ombres et les angoisses d’un collège démesuré qui signerait la fin de mon goût pour l’école.
Il fut le premier, et le dernier de mes maîtres qui tolérât mon dégoût des mathématiques et des jeux collectifs. Celui qui déroulait pour moi un tapis de gymnastique quand la classe se livrait à la pratique imbécile et sauvage du hand ball, s’intéressait à mes lectures de récréation, et déposait sur mon pupitre les volumes rouges des « contes et légendes », de vieux livres d’histoire ou d’anciens almanachs.
Plus de trente ans après, je me souviens de lui, en ce jour où je dois préparer la rentrée en sixième de mon plus jeune garçon. J’ai vu, au cours des quinze dernières années, beaucoup de maîtres et de maîtresses d’école asseoir sur ma progéniture des exigences, des punitions, des jugements, et peu de bienveillance. Mes garçons n’ont pas eu la chance, à l’exception d’un seul, de croiser sur leur route un maître inoubliable.
Je crains que l’année à venir ne rattrape guère celles qui sont déjà passées. A moins qu’un prof de philo d’exception ne fasse de l’année de terminale de mon aîné celle où naissent les vocations, ou que la dictature des notes ne soit déclarée caduque en sixième, mes petits bouts vont, encore une fois, osciller entre larmes et révoltes, rythmes de dingues et programmes de cons, désintérêt et insolence, et je reprendrai le chemin des bureaux tristes où de jeunes profs imbéciles et prétentieux me donneront des leçons de « gestion d’apprenants », vautrés sur la chaise de bois qu’ils n’ont jamais quittée pour aller voir ailleurs si j’y suis. Je les hais d’avance, aussi fort, aussi irrationnellement que j’ai aimé cet instituteur qui savait si bien aider ses élèves à grandir.
Pierre Bovet, je vous salue.