Free style.
J’expérimente, depuis quelques semaines, une forme d’enseignement, que je ne saurais qualifier mieux que d’extra-scolaire, pour un public tellement diversifié que j’en perds mon latin. Vous vous en foutez, mais j’ai bien l’intention de vous raconter quand même. Je donne des cours « de français » à la Croix Rouge. « De français », avec des guillemets. Parce que ça ne ressemble à rien de ce que j’ai pu faire jusqu’à présent. Les gens qui sont rassemblés là dans une salle ouverte à tous les vents entre le coin dentiste et le coin aide alimentaire viennent de tous les bouts du monde. On les appelle, ô poésie, des primo-arrivants.
Ils ont des noms imprononçables, et ne parlent pas un mot de français. Ils ont huit, seize, vingt-cinq ou cinquante ans, ils sont blancs, noirs, gris quelquefois, et constituent l’assemblée la plus polyglotte qu’il m’ait été donné de rencontrer. Parce que la première chose dont on a besoin pour communiquer – outre des talents au pictionary – c’est une langue commune. Exit l’Albanais, qui, malgré des sonorités italiennes est en fait une version dialectale du martien, le Swahili, le Quechua ou l’Algonquin. Mais je cause passablement bien l’anglais et l’espagnol, et comme ce sont des langues fort répandues, en établissant des « chaînes de communication » on arrive à se faire entendre de chacun. Les mômes, le plus souvent, me servent de premier maillon. Ils parlent anglais, ils ont appris à l’école. Ils traduisent dans leur langue pour leurs parents. Qui eux maîtrisent d’autres langues qu’ils ont en commun avec l’improbable voisin que leur envoie le sort. Et ce cours de français est en fait une tour de Babel qui se monte marche après marche. Chacun, sa truelle à la main, coopère à son édification, et soyons francs, c’est le bordel. Mais tout le monde avance, et répète à l’envi « le petit singe est sous la table », parce que l’absurde aussi est une langue commune. Cahin-caha. Jusqu’au moment où un grain de sable vient se glisser dans l’engrenage. Ce matin, pas d’anglophones, pas d’hispanophones. Mon seul « premier maillon » était un russe germanisant. Ho fan de pute. L’allemand est une langue que je mâchonne à peine. Et seulement quand j’ai forcé sur le Fernet Branca. Hé bien croyez-le ou non, on y est arrivés quand même, à grands coups de café (avec un seul f et mit eine bischen milch bite) et d’éclats de rire, on a même réussi à gérer le genre des noms, les distinctions un/une/des/le/la/les, j’ai laissé béton pour le « du ». Faut pas déconner non plus hein. Y’a des subtilités qui vous épuisent. J’ai demandé grâce au bout d’une heure et demie. Je savais plus où j’habitais. Eux non plus, mais on s’est bien marrés.