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Melting Pot et vin blanc doux
21 septembre 2014

Bonjour ma jolie dame...

Pendant presque vingt ans, je suis allée le dimanche matin faire ma provision de légumes chez Robert, qui m'accueillait invariablement d'un "Bonjour jolie dame!". Un étal de cageots en vrac sur des tréteaux, un choix restreint à ce qui pousse en saison au Bornand. Patates, salades, courges, haricots, carottes, framboises, épinards, rien d’extraordinaire, si ce n’est que ses légumes, comme ceux que faisait pousser ma Victor dans son jardin, ignoraient l’art du calibrage imposé par les normes européennes. Et Robert était bien conscient de la véritable valeur de ses cultures, qu’il portait à notre attention par des mentions gribouillées au crayon de maçon sur des bandes de carton ondulé découpées à l’arrache. « Patates très très bonnes », « haricots super » « carottes de jeune fille ». Il me faisait un clin d’œil en rajoutant la plus grosse de toutes à mon panier « Y’en a qui croient que c’est pour le teint, mais vous, je suis sûr que vous savez de quoi je cause ». Bien sûr, Robert. Je suis assez peu adepte du graveleux, mais il avait le chic pour faire passer ses allusions. Rustique, mais efficace. Avait-il oublié l’une de ses pancartes qu’il la réécrivait sur place, taillant son crayon à la hachette sur le bord du trottoir. « Pourquoi vous rigolez, jolie dame, ça y fait bien, ‘gardez ‘voir ». Fin décembre, il ne manquait jamais de m’offrir deux gros bouquets de houx « Prenez-y vite avant que ma femme y ‘oie, qu’elle vous ferait payer l’air que vous respirez… » Je prenais mes deux bouquets et je lui collais une bise, pour lui apprendre à être trop gentil. Robert aimait ses légumes, et ses clients, mais le calcul n’était pas son fort, alors au moment de peser, il mettait tout dans le même sac qu’il accrochait à sa balance romaine. « J’vous-z-y fait tout à un euro, on va pas s’comparer(1) pour trois sous, hein ». Je repartais avec mes cinq kilos pour cinq euros, plus un radis noir ou une tranche de courge en bonus.

Et puis, depuis plusieurs semaines déjà, Robert a disparu. Parti en vacances ? Il ne les aurait pas volées… Ce matin, enfin,  j’ai croisé sa femme. « Ben alors, c’est quoi ce bazar ? il est où le Robert ? » Elle a fondu en larmes. « Il est parti, sans même dire au revoir, une crise cardiaque en descendant à la cave ». Ca m’a retournée, bêtement. J’y aurais su que je serais allée à l’enterrement rendre à sa gentillesse l’hommage qu’elle méritait. Je me rattrape ici, des fois que, sait-on jamais, il puisse lire d’où il est qu’il va me manquer, et qu’en mémoire de lui, y’aura pas de houx sur ma table à Noël.

(1) Les savoyards disent "se comparer" pour "s'emmerder". "Je me suis comparée une heure pour quitter la tache d'huile de ton pantalon".

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Commentaires
M
@chri&glorfie : fidèles entre les fidèles, salut !<br /> <br /> ps ; chri, je peux plus laisser de com chez toi...
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G
Quel nom bien choisi pour faire du "gringue" à une jolie Dame ....
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C
ce n'est pas le dimanche soir qu'on y va d'une larme, c'est le lundi matin. Là c'est ce soir.
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M
ça fait plaisir que tu passes par là. Justement ce matin j'ai eu une pensée pour toi en lisant ça http://www.liberation.fr/monde/2014/09/18/chronique-d-un-film-catastrophe-bien-prepare_1103419
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G
comme toujours tu réussis avec force à rendre compte de l'épaisseur de des relations qui font la trame de ton quotidien, humainement toujours bien calibrées... puisse ce magasin de légumes être repris... et ce petit texte être lu par la femme de Robert.
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