Bonjour ma jolie dame...
Pendant presque vingt ans, je suis allée le dimanche matin faire ma provision de légumes chez Robert, qui m'accueillait invariablement d'un "Bonjour jolie dame!". Un étal de cageots en vrac sur des tréteaux, un choix restreint à ce qui pousse en saison au Bornand. Patates, salades, courges, haricots, carottes, framboises, épinards, rien d’extraordinaire, si ce n’est que ses légumes, comme ceux que faisait pousser ma Victor dans son jardin, ignoraient l’art du calibrage imposé par les normes européennes. Et Robert était bien conscient de la véritable valeur de ses cultures, qu’il portait à notre attention par des mentions gribouillées au crayon de maçon sur des bandes de carton ondulé découpées à l’arrache. « Patates très très bonnes », « haricots super » « carottes de jeune fille ». Il me faisait un clin d’œil en rajoutant la plus grosse de toutes à mon panier « Y’en a qui croient que c’est pour le teint, mais vous, je suis sûr que vous savez de quoi je cause ». Bien sûr, Robert. Je suis assez peu adepte du graveleux, mais il avait le chic pour faire passer ses allusions. Rustique, mais efficace. Avait-il oublié l’une de ses pancartes qu’il la réécrivait sur place, taillant son crayon à la hachette sur le bord du trottoir. « Pourquoi vous rigolez, jolie dame, ça y fait bien, ‘gardez ‘voir ». Fin décembre, il ne manquait jamais de m’offrir deux gros bouquets de houx « Prenez-y vite avant que ma femme y ‘oie, qu’elle vous ferait payer l’air que vous respirez… » Je prenais mes deux bouquets et je lui collais une bise, pour lui apprendre à être trop gentil. Robert aimait ses légumes, et ses clients, mais le calcul n’était pas son fort, alors au moment de peser, il mettait tout dans le même sac qu’il accrochait à sa balance romaine. « J’vous-z-y fait tout à un euro, on va pas s’comparer(1) pour trois sous, hein ». Je repartais avec mes cinq kilos pour cinq euros, plus un radis noir ou une tranche de courge en bonus.
Et puis, depuis plusieurs semaines déjà, Robert a disparu. Parti en vacances ? Il ne les aurait pas volées… Ce matin, enfin, j’ai croisé sa femme. « Ben alors, c’est quoi ce bazar ? il est où le Robert ? » Elle a fondu en larmes. « Il est parti, sans même dire au revoir, une crise cardiaque en descendant à la cave ». Ca m’a retournée, bêtement. J’y aurais su que je serais allée à l’enterrement rendre à sa gentillesse l’hommage qu’elle méritait. Je me rattrape ici, des fois que, sait-on jamais, il puisse lire d’où il est qu’il va me manquer, et qu’en mémoire de lui, y’aura pas de houx sur ma table à Noël.
(1) Les savoyards disent "se comparer" pour "s'emmerder". "Je me suis comparée une heure pour quitter la tache d'huile de ton pantalon".