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Melting Pot et vin blanc doux
6 février 2014

Evocation de la garde.

 

De la catin  (à carte ou à numéro, suivant la classification qu’en faisait Dumas[1] selon qu’elles arpentaient les trottoirs à la recherche du chaland ou qu’elles l’attendaient dans le confort des maisons closes) à la courtisane, il n’y a qu’un écart de fortune et de notoriété, celle de leurs clients.

Quand en 1820, Harriet Wilson, courtisane anglaise en rupture de fonds décida de publier ses mémoires et promit de donner des noms, elle déchaîna l’enthousiasme des éditeurs conscients du succès que connaîtraient ceux-ci auprès du public. Certains de ses amants lui consentirent de substantiels subsides pour qu’elle accepte de les retirer de sa liste. Le Duc de Wellington, auquel elle proposa cet arrangement, lui répondit le désormais célèbre « Publish and be damned »[2]. Harriette publia, l’éditeur réédita trente fois l’ouvrage au cours de l’année qui suivit sa sortie, et celui-ci est toujours disponible dans les librairies anglaises.

C’est cette fascination du public qui a toujours fait la gloire de ces demi-mondaines du 19ème siècle qu’on a également baptisées « lionnes » ou « grandes horizontales ». Ces femmes sorties du ruisseau pour entrer dans les journaux et la littérature, habiter les plus beaux hôtels de Paris ou Moscou, fréquenter les plus grands auteurs et musiciens de leur siècle, coucher avec les puissances sont les mêmes dans la vie et les livres. Comment s’en étonner, les courtisanes de chair, dans les salons particuliers de Maxim’s, inspirent les auteurs qui les feront de papier. C’est dans la chambre à coucher de Valtesse de la Bigne, fille d’une lingère normande portée sur la galanterie, que Dumas prend la mesure du lit somptueux de Nana, « un autel où Paris viendrait admirer sa nudité souveraine ».

Le Paris de la première moitié du 19ème siècle, coincé dans les collets montés des hommes et les corsets des femmes, prisonnier d’une rigidité morale comme il n’en a guère connu auparavant, se passionne pour ces demi-mondaines[3]. Comme Nana, elles sortent du ruisseau. La plus célèbre d’entre elles, Caroline Otero, qu’on qualifierait aujourd’hui sans hésiter d’icône fashion, vaut pour l’extravagance une Lady Gaga. Fille d’une pauvresse de Galice, violée à onze ans, chassée par sa mère l’année suivante, elle va suivre à Paris un mauvais garçon qu’elle a épousé à Barcelone où elle danse dans les cabarets. C’est sur la scène du grand Véfour qu’elle va se faire remarquer, et se hisser de lit en lit en contrepartie de sommes vertigineuses. Elle qui prétend que « la fortune vient en dormant, mais surtout pas seule » va, en facturant ses faveurs à 25 000 francs la demi-heure, se mettre  à la tête d’une fortune estimée de nos jours à 40 millions d’euros. Elle n’a pourtant, hormis la danse, aucun talent particulier, mais elle a su devenir fashionable. Les journaux rendent compte de son emploi du temps, de ses toilettes,on se presse pour l’admirer sur les boulevards ou au théâtre, où l’on vient l’admirer en un unique tableau : La Belle Otero avec tous ses bijoux. Elle est filmée par les premières caméras de cinéma des frères Lumière, invitée, à des fins publicitaires, à monter dans une Montgolfière, dans laquelle on prétend qu’elle s’envoya en l’air à plus d’un titre. Elle pose pour des réclames de meubles… au point que son regard noir nous est encore familier aujourd’hui.

C’est bien sûr au théâtre que sont lancées les stars. Les journaux ironisent, parlent de « traite des planches ». On vient au théâtre pour admirer ces grisettes[4] qui aspirent à se mettre à l’abri de conditions de vies sordides. Eugène Sue, dans « les mystères de Paris », s’attache longuement à décrire les traits d’une société de nouveaux riches qui n’offre à ses pauvres que l’asile contraint des hôpitaux publics. S’il est le plus engagé, politiquement, des auteurs de l’époque, il n’est pas le seul à dépeindre sans complaisance un système à la fois sans morale et moralisateur, ou le riche a tout pouvoir sur l’homme, et l’homme sur la femme. La révolution industrielle récente a favorisé l’émergence d’une nouvelle classe de rentiers capitalistes, qui tirent de la bourse des fortunes énormes, et sont fiers de se ruiner pour posséder un temps l’une de ces croqueuses de diamants. Nombreux sont ceux qui se suicideront, ruinés, après avoir été abandonnés par une Otero, une Liane de Pougy, son éternelle rivale, ou une Cora Pearl qui, après avoir mis sur la paille de grands noms, finit son existence seule et malade dans un hôtel de passe bon marché.

Eugène Sue nous conte l’histoire de Louise Morel, domestique harcelée par un fieffé et respecté notaire qui, devant ses refus répétés, finit par la droguer, la violer, et la menacer de mettre à la rue son père impotent si elle ne consent pas à poursuivre avec lui le commerce qu’il lui impose. Dumas décrit Marguerite Gautier, dans « La dame aux camélias », comme  « une pauvre enfant… qui se livrait sans volupté, sans passion, sans plaisir, comme elle eût fait un métier si l’on eût songé à lui en apprendre un ». La Nana de Zola est la fille de Gervaise, fruit de l’alcool et de la misère ouvrière. On a vu d’où vient Caroline Otero. Toutes n’ont pas été contraintes à la prostitution par la pauvreté ou un environnement amoral. Anne-Marie Chassaigne, dite Liane de Pougy, est fille d’officier, élevée au couvent, mariée, mais ne saurait s’accommoder d’une existence de petite bourgeoise. Elle est belle, dotée d’une grande finesse d’esprit. Elle trompe son mari qui la surprend et lui tire un coup de fusil avant qu’elle n’ait eu le temps de le voir surgir dans la chambre. Il faut appeler un médecin pour qu’il déloge de ses parties les plus charnues les plombs qui s’y sont logés. Cela se verra-t-il ? demande-t-elle au chirurgien qui, non sans humour, lui rétorque qu’il ne tiendra qu’à elle. Liane est sans doute la plus intelligente de ces stars de « La garde », ainsi qu’on désigne à Paris la petite douzaine de courtisanes qui tiennent le haut du pavé. Tribade convaincue (ses liaisons féminines défraieront la chronique), elle finira par épouser un prince, et sera enterrée, à quatre vingt-six-ans, sous le nom d’Anne Marie Madeleine de la Pénitence.  Putain, princesse et nonne, sans oublier l’auteur des « cahiers bleus » et de « l’idylle saphique ».

On le voit, le spectre de la misère n’est pas la seule raison qui puisse amener une fille de ce siècle à mener une vie dissolue. La littérature ne s’y trompe d’ailleurs pas, nuançant ses héroïnes. Pour une Fleur de Marie[5] qui, par honte de sa souillure imposée, préfère la mort à l’amour d’un prince, on trouve autant de filles poussées par la paresse à la luxure, comme celle qui dans les « Mémoires du Diable[6] » affirme sans honte, « Moi, voyez-vous, je n’ai pas de goût pour le travail, c’est une nature comme ça. J’aime mieux rire et m’amuser, et ne rien faire, c’est mon caractère».

 

Ne rien faire ? Voire. La journée d’une horizontale, même si elle ne commence qu’en fin de matinée, n’est pas de tout repos. Il faut, au réveil, recevoir les coiffeurs, les joaillers, les couturiers qui viennent livrer les atours de ces dames, chasser les créanciers qui font patiemment antichambre (plus elles sont riches, plus elles vivent à crédit), s’exhiber sur les boulevards l’après midi, trouver quelques heures pour enchaîner des passes lucratives avant l’arrivée de l’amant en titre, que l’on fera au besoin patienter avec les créanciers en espérant qu’il mette la main au portefeuille en attendant son tour. Puis il faut enchaîner avec l’opéra, le théâtre, les soupers, et finir la nuit en compagnie du plus offrant. Et si l’on veut rester parmi l’élite de ces dames, il faut savoir séduire par un solide sens de l’élégance, une véritable science de la volupté, et de l’esprit, encore de l’esprit… Le moyen sinon, d’être appréciée des Chopin, des Balzac, Zola, Manet, Baudelaire, Flaubert, des Offenbach, Proust, des Feydeau, des Dumas. « J’ai, écrivait ce dernier dans « La dame aux camélias », une indulgence inépuisable pour les courtisanes ».  Indulgence largement partagée par les hommes de ce siècle, qui considèrent comme un honneur d’être publiquement les protecteurs de ces femmes. Qu’importe qu’elles leur soutirent des fortunes, ils vivent de rentes sans cesses renouvelées, et y laissent-t-ils leur capital qu’ils adoptent la solution du suicide. Il n’est pas rare, d’ailleurs, qu’à l’instar des Rotschild, des familles fortunées viennent à Paris récupérer un rejeton tombé sous l’emprise de l’une d’elles pour éviter la ruine. Le public se délectera des revers de fortune de ce monde inaccessible qui le fait rêver.

 Historiettes, anecdotes ou bons mots relatifs aux courtisanes abondent dans la littérature, preuve que l’engouement n’est pas récent. Plutarque raconte comment un jeune égyptien ayant rêvé d’une courtisane à laquelle il avait fixé le lendemain un rendez-vous galant trouva au réveil sa passion apaisée. La courtisane, se jugeant spoliée du prix du service qu’ils avaient convenu, demanda en justice qu’il lui payât ce qu’il n’avait consommé qu’en songe. Le juge, après avoir réfléchi à ce cas difficile, décida que le jeune homme devrait vider sa bourse au soleil, et que la courtisane se contenterait de l’ombre des pièces comme lui s’était satisfait de l’illusion. Ce jugement fut accepté de tous sauf de la courtisane qui objecta que l’illusion du jeune homme avait assouvi son désir, alors que l’ombre des pièces d’or n’avait qu’exacerbé le sien.

On raconte que Démosthène, s’étant rendu expressément à Corinthe pour acheter l’une des nuits de la célèbre Laïs, il y renonça quand il en connut le prix, disant qu’il n’achetait pas si cher un repentir. La même Laïs, d’ailleurs se gaussait en ces termes des philosophes de son temps « Je ne sais s’ils sont plus austères que les autres hommes, mais il ne sont pas moins souvent à ma porte ». Là, aussi, est la clé de la pérennité de cette antique profession. Les hommes, de tout temps, ont été fascinés par ces femmes, esclaves de désirs qu’ils ne peuvent assouvir dans le cadre religieux de leur mariage, leurs épouses étant d’ailleurs financièrement aussi dépendantes d’eux que leurs maîtresses, mais peu préparées par leur éducation à rivaliser avec ces dernières. Aux hommes puissants les plus belles, les plus douées, et le partage de la gloire, aux autres les putains borgnes et vérolées, les seconds se délectant des amours des premiers. Le scandale de l’homme connu chez la putain fait toujours vendre du papier. Hugh Grant et Divine Brown, L’abbé Pierre et Grisélidis Réal, Berlusconi et Ruby, DSK et sa longue liste...

 

 Et si le sujet vous intéresse :

Liane de Pougy, courtisane, princesse et sainte. Jean Chalon.

La belle Otero. Raoul Mille

Mémoires de Cora Pearl

Grandes horizontales. Virginia Rounding (en anglais)

et sur le web ce remarquable article dans lequel j'ai puisé plusieurs des citations littéraires qui illustrent ce texte. Alex Lascar « La courtisane romantique (1830-1850) : solitude et ambiguïté d'un personnage romanesque », Revue d'histoire littéraire de la France 4/2001 (Vol. 101), p. 1193-1215.  www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2001-4-page-1193.htm

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Filles, Lorettes et courtisanes, 1843.

[2] Publie et sois maudite.

[3] C’est Dumas fils qui crée le terme avec son livre « le demi-monde » 1886.

[4] Elles tirent leurs noms de la couleur douteuse de leurs gants.

[5] Les mystères de paris

[6] Frédéric Soulié, 1876

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Commentaires
M
ho là, doucement, j'ai parlé de ses extravagances, pas de ses moeurs !
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G
des putes !!!! Lady Gaga en serait ? Ceci m'étonne : elle ne m'a jamais réclamé d'argent !
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